9
SENTENCE : LA MORT
Je rêve de l’obscur et de la Profondeur. Aucune lune
ne brille, aucun soleil ne se lève. Que m’importe mes yeux
aveugles ? Je suis mort ; à quoi me servent les
pleurs !
Un chant de Rimeur.
Après le départ d’Andrek, Oberon revint au Salon de Musique avec Kedrys et Vang. La pièce était vide à l’exception d’Amatar. Elle fredonnait doucement, tout en accompagnant à la harpe la voix de baryton de Rimeur qui chantait une triste romance nostalgique.
« Tout au long de la rivière bleue,
Comme la colombe de l’arche de Noé
Je voudrais voler vers toi, mon aimé.
Adieu, oh mon amour, adieu…»
Oberon écouta un instant, se rembrunit. Puis, il s’éclaircit la gorge et toussa.
— Cette chanson me met mal à l’aise. Arrête, Rimeur !
La grande console se tut instantanément. Les mains d’Amatar glissèrent sur les cordes et se posèrent sur ses genoux.
Oberon soupira.
— Que raconte cette chanson ?
— Elle s’appelle « La chanson de Dink », répondit Amatar sans lever les yeux. Elle parle d’une paysanne nommée Dink qui vécut il y a longtemps. Elle pleure l’homme qu’elle aime. Il est parti loin d’elle pour travailler à quelque chose qu’on appelait « chemin de fer », au Texas.
— Au « Texas » ? répéta Oberon.
— C’est un endroit qui a réellement existé. Sur la Terreur, je crois, dit Rimeur, quoique certains de vos psycho-archéologues pensent qu’il s’agit d’un état d’esprit. Mais il nous reste trop de chansons venues de là-bas pour douter vraiment…
— Aucune importance ! (Oberon balaya le sujet d’un mouvement de la main. Il se tourna vers sa fille.) L’araignée.
Elle releva brusquement son visage alerté, mais d’où toute peur était absente.
— Qu’y a-t-il au sujet de l’araignée ?
— Pourquoi l’avez-vous donnée à Andrek ?
— Cela me semblait approprié, pensant à ce qui l’attend à bord du Xerol, répondit-elle froidement.
Qu’aurais-je dû lui donner ? Un petit bouquet de fleurs, accompagné d’un joli discours ? (Elle se leva brusquement et virevolta d’un air faussement enjoué, sa robe tourbillonnant autour d’elle.) James, Don Andrek, qui voulez m’épouser et devez en conséquence mourir, frappé en traître loin de votre planète natale, veuillez accepter ce charmant cadeau en souvenir de l’illustre Maison des Delfieri !
Elle se fendit en une cérémonieuse révérence et fit mine de tendre un bouquet imaginaire à son père.
Oberon pâlit ; ses narines étaient pincées.
— Qu’Alea nous vienne en aide ! Vous ne comprenez rien !
— Je comprends que vous allez faire assassiner un homme.
— Oui. Et je le dois. Que m’importe la vie d’un homme ? Ou de dix ? Ou d’une nation ? Ou même d’une planète entière, si je préserve ainsi la lignée des Delfieri. Il y a presque un million de planètes sur lesquelles vivent des hominiens dans notre galaxie, chacune portant une population moyenne de dix milliards d’individus. Et vous vous inquiétez parce que je fais tuer un homme.
— Il est étrange que ce soit justement l’homme que j’aime.
— Non ce n’est pas étrange. Les Aléens en ont jugé ainsi. C’est sa vie ou la mienne. (Il poursuivit d’un ton véhément.) Qui est-il cet homme, cet Andrek ? Rien ! Personne ! Un petit avocaillon, un membre civil des services de la Maison Haute, venu directement de l’Académie. Jusqu’à cette histoire avec vous, je n’en avais jamais entendu parler. Mais maintenant il doit partir. Il ne peut en être autrement. Il voudrait vous épouser ? C’est absurde ! Je choisirai un époux pour vous quand vous serez en âge, et quand le temps en sera venu. Votre mariage sera déterminé par les raisons d’État.
La cicatrice barrait le visage blafard d’un sillon sanglant. Amatar sembla se recroqueviller sur elle-même.
La voix basse de Rimeur retentit dans le silence.
— Un seul être possède les conditions requises à vos yeux, sire, pour épouser Amatar.
— Qui est-ce ? demanda Oberon soupçonneux.
— Vous-même.
Amatar eut un rire amer.
— Il suffit de ces obscénités ! aboya Oberon. Je ne supporterai pas que vous déshonoriez ainsi notre Maison !
Vang, qui était resté silencieux jusqu’à présent, intervint d’un ton déférent.
— Maître, si la Maîtresse Amatar visionnait les prospectographies…
— Oui, accepta pensivement Oberon. Peut-être devrait-elle les voir. Faites amener le projecteur. Nous visionnerons ici.
L’Aléen revint, quelques minutes plus tard, accompagné de deux assistants poussant une table roulante sur laquelle était monté un appareillage complexe surmonté d’un cylindre horizontal tronqué. Cette partie supérieure constituait le projecteur proprement dit.
— Il vous faudra m’expliquer le principe, dit Amatar, j’en ai entendu parler, mais je ne sais pas comment il fonctionne.
— Les principes théoriques et pratiques du prospectographe sont simples, dit Vang. En gros, tout le passé connu expérimentalement du sujet est programmé dans le cerveau de la machine. Des rapports subtils temps-événement sont établis afin de dessiner un profil très exact du sujet qui se traduit par un vecteur constant. Il est alors possible d’exposer ce vecteur à un stimulus hypothétique donné afin d’estimer son impact sur l’avenir du sujet. On peut aussi, bien sûr, exposer le vecteur à plusieurs stimuli, simultanément, ou à la suite les uns des autres. On peut surtout exposer le vecteur d’un sujet donné à une suite séquentielle de stimuli représentée par le vecteur d’un autre sujet. Nous avons procédé à cette opération avec le vecteur de James, Don Andrek, et celui de votre père, Oberon des Delfieri. Ces deux vecteurs mis en contact…
— Mais comment pouvez-vous être certain ? s’écria Amatar. Chacun de nous est la somme de son hérédité et de son expérience passée, heureusement. Bien sûr, à une situation donnée, on peut trouver un ou plusieurs éléments prévisibles de réponse. Mais l’expérience et les événements sont grandement une question de chance. Certains peuvent être plus probables que d’autres, mais en dernière analyse, tout se résume au hasard. Alea le veut ainsi.
— C’est vrai, reconnut le moine. Mais la Maîtresse doit bien comprendre que le prospectographe ne sert pas à montrer ce qui arrivera certainement – ni ce qu’Alea a ordonné – mais plutôt ce qui arrivera probablement si Alea n’intervient pas. Nous concevons parfaitement que l’homme, ce mortel, puisse s’écarter du chemin qui lui a été tracé, et que la chance le fasse encore dévier. Cette déviation hors de sa voie et de ses buts est bien entendu le résultat de l’intervention directe d’Alea, ce qui constitue une preuve supplémentaire de son existence et de sa dignité.
Kedrys intervint.
— Mais dans le cas présent, les stimuli agissant respectivement sur les vecteurs sont deux profils humains. Cela multiplie les facteurs d’erreurs.
— Je vous l’accorde, répondit Vang.
— Mais avez-vous pris en considération un fait essentiel ? continua Kedrys. Les moyens que vous préconisez pour éviter l’intersection entre ces deux vies, ne sont-ils pas les événements qui la provoqueront.
— Pure hérésie Ritornellienne ! déclara Vang.
— Cessez vos chamailleries ! ordonna Oberon. Depuis des siècles, les Delfieri se sont érigés en Défenseurs de la Foi. Mais de quelle foi ? Se peut-il qu’Alea et Ritornel aient raison tous les deux ? Et on me dit que d’autres dieux, assoupis pour l’instant, attendent un éventuel réveil. C’est pourquoi je crois à toutes les fois, les défend toutes, et en conséquence aucune. Maintenant, cela suffit ! Procédez à l’intersection des vecteurs afin qu’Amatar puisse juger d’elle-même.
Le moine s’inclina.
— Il serait préférable, pour obtenir une meilleure justesse de prédiction, de programmer les événements récemment intervenus que la machine ignore encore. Don Andrek n’a pu manquer de tirer certaines déductions de sa visite à Huntyr… Il y a aussi l’intervention du pèlerin ritornellien, et enfin, l’araignée… Ces faits constituent des facteurs importants pour le vecteur.
Oberon ne tint pas compte de cette explication.
— Comment voulez-vous qu’une araignée puisse influer en quoi que ce soit sur le destin d’une dynastie ? Veuillez procéder immédiatement.
Vang haussa les épaules et frappa dans ses mains.
— Comme le Maître voudra.
Un assistant s’avança vers la table tandis que les lumières de la pièce baissaient progressivement pour atteindre une semi-obscurité.
Dans un silence inquiétant, une prospectographie lumineuse commença à prendre forme. L’image flottait dans l’air. Elle se mit à palpiter lentement, comme si elle était animée de vie.
Amatar regardait avec des yeux fascinés.
— Chacun de nous, expliqua l’Aléen, possède une prospectographie particulière ; c’est l’image de la somme d’expériences de chaque homme à un moment donné de sa vie, et elle lui est unique, comme ses empreintes digitales. (Il montra l’image.) Ceci… est la prospectographie d’Oberon des Delfieri, à la deuxième heure, ce matin.
Il s’approcha de l’appareil et tourna une manette. L’image se mit à trembler puis se stabilisa à nouveau.
— La voici dans trois jours, murmura-t-il. Cela signifie qu’Oberon sera en bonne santé pendant au moins les trois prochaines journées, à moins d’événements funestes imprévus.
— Poursuivez, grogna Oberon.
Le moine bougea à nouveau la manette. Après un autre instant de vibrations, l’image se stabilisa.
— Voici la prospectographie au matin du quatrième jour. Comme vous pouvez le constater, il n’y a aucun changement.
Il régla d’autres cadrans et glissa une petite plaque de métal dans une fente. Le prospectographie changea immédiatement de forme. A partir du centre de la nouvelle image, des lignes bleues clignotaient et irradiaient lumineusement.
— Nous voici au soir du quatrième jour. J’ai simplement superposé la plaque de James, Don Andrek.
Il ne reste plus que la prospectographie de Don Andrek. Celle d’Oberon a cessé d’exister, parce que à cet instant, Oberon lui-même aura cessé d’exister.
— Revenez une heure en arrière, au moment de… l’incident, commanda Oberon.
Amatar était oppressée. Ses yeux la brûlaient. Elle frottait convulsivement ses mains sur le tissu métallique de sa robe.
Le moine entreprit de nouveaux réglages. Deux prospectographies superposées apparurent. Une était composée uniquement de lumière blanche, l’autre hachée de lignes rouges radiales.
— Ces striures rouges symbolisent les instincts de destruction que porte Andrek en lui, dit-il. Oberon est curieux, mais sans inquiétude ; il se sent protégé et ne croit pas être en danger. Les limites des images sont mouvantes, comme vous pouvez le constater ; il semblerait que des forces extérieures interviennent… peut-être un groupe d’individus est-il en cause. Les implications sont considérables. L’événement proprement dit ne semble pas durer plus d’une demi-heure. Nous allons avoir maintenant une vue rapide du survivant. Le voici. On peut remarquer quelque chose de très curieux : la prospectographie d’Andrek a subi un changement fondamental, une seconde surimpression, comme tout à l’heure. Comme si soudain, deux personnes s’étaient fondues en lui. Mais l’autre personnalité n’est pas Oberon. Et le Maître a disparu. Seul Andrek reste.
Dans son désespoir, Amatar redevint une enfant, primitive, instinctive.
— Vous dites que tout est entre les mains d’Alea. Alors, laissez-la faire ! Qu’on lance le dé ! (Le moine se choqua.) Nul ne peut s’adresser à la déesse pour des futilités.
— Futilités ? La vie d’un homme ? s’emporta la jeune fille.
— Il meurt parce qu’Alea en a déterminé ainsi, dit Oberon lugubrement.
— Ce n’est pas certain ! insista Amatar. Frère Vang admet que de nouveaux facteurs manquent à la machine. Tout a pu changer. Chaque moment de retard dans l’information du prospectographe multiplie les incertitudes…
Oberon considérait sa fille. Il semblait las tout à coup.
— Vous plaidez pour lui, après ce que vous avez vu ?
— Oui, bien sûr, parce que nous nous aimons.
— D’abord, comment se fait-il que vous l’aimiez ?
Amatar haussa les épaules.
— Comment répondre ? Parce que c’était lui ; parce que c’était moi.
Oberon se tourna brusquement vers le moine.
— Alors qu’il en soit fait selon la divine volonté !
Vang pâlit.
— Dans ce cas, je dois vous mettre en garde, Oberon des Delfieri. Nul ne peut réveiller la déesse impunément. Le premier nombre n’est jamais le dernier. Et le dernier arrivera certainement, et des événements tragiques se produiront.
Oberon eut un geste d’exaspération.
— Vos croyances ne manquent pas d’explications et de prévisions pour tout le passé et tout le futur ; seul le présent vous échappe ! (Il fixa durement le moine.) Pour l’instant, vous perdez du temps. Le vaisseau doit partir dans quelques minutes. Si le dé en décide ainsi, Andrek ne partira pas.
Vang hésita. Finalement il haussa les épaules et entreprit de détacher le dodécaèdre de cristal de la chaîne qu’il portait autour du cou.
— Attendez, l’arrêta Oberon. Vous avez raison, le premier nombre n’est jamais le dernier. Prenez le mien. (Le visage grave, il défit le dé d’or suspendu à son collier.) Il a déjà servi une fois. Il y a dix-huit ans de cela. Quand il fut retrouvé dans la carcasse éventrée du Xerol. Le chiffre « un » apparaissait.
— « Un », haleta l’Aléen. Le signe de Ritornel ! Catastrophe !
La cicatrice sur la joue d’Oberon palpita.
— Oui. Et pourtant j’ai survécu.
Il sortit de sa poche un cornet en or et fit tomber le dé dedans, puis le tendit à Amatar.
— C’est vous qui le lancerez, ma fille. Remuez-le bien, et retournez-le sur la table.
Amatar couvrit le cornet avec la paume de sa main, le secoua vigoureusement et le retourna sur la table. Le bout de ses doigts restait posé sur le gobelet, le maintenant en place.
— Avant de l’enlever, dit-elle calmement, je veux savoir quels nombres sont favorables à Andrek.
— Je vais vous le dire, Maîtresse, s’empressa le moine. Les signes consacrés à Alea et favorables à ses enfants sont le douze, pour les douze faces du Dé, chacune représentant une galaxie du Groupe Nodal ; cinq, pour la forme pentagonale de chaque face du Dé Vénéré ; six, pour le nombre de pentagones contenus sur chaque moitié du Dé ; trois, pour le triangle de chaque pointe du Dé ; onze, pour la longue vie. Les signes néfastes sont le « un » (il cracha sur le sol) qui est le signe de Ritornel, le faux dieu ; quatre, pour…
— Et le « deux » ? demanda fermement Amatar.
— Le « deux » ne vient jamais, répondit Vang. C’est un signe trop effroyable. Jamais Alea dans sa souveraine puissance n’a permis un « deux » dans l’histoire entière des Douze Galaxies. C’est d’ailleurs pourquoi l’agrafe métallique servant à suspendre le dé à une chaîne est toujours fixée sur la face opposée au « deux » ; il est matériellement impossible de faire un « deux ».
— Le « deux » signifie le grand diapocalypte : le double délirium spatial, ajouta sèchement Oberon. La folie dans l’Aire. La ruine de tout. Toute matière disparaît. Plus rien ne subsiste. (Il fixa sa fille.) Soulevez le cornet.
Elle ferma ses doigts sur le gobelet scintillant et le souleva lentement. Sa main décrivit une courbe dans l’air et s’arrêta soudainement. Elle contemplait le dé comme si ses yeux refusaient de voir. Puis, brusquement, elle se détourna et sortit de la pièce.
Kedrys, le visage énigmatique, l’accompagna.
— L’agrafe s’est coincée dans un interstice de la table, haleta Vang. C’est… ce qui ne se peut pas…
— C’est le « deux » dit calmement Oberon. Alea a parlé.
— Et parlera encore, ajouta l’Aléen, d’un ton agité.
— Moine, enlevez toute cette bimbeloterie, ordonna Oberon. Le Xerol vous attend.
— Je pars, Oberon des Delfieri, mais je ne peux pas prendre le Dé Vénéré. Il doit rester ici, sans que personne ne le touche, jusqu’à ce qu’Alea choisisse de se faire entendre à nouveau.
— Comme vous voulez, mais partez.
Vang s’inclina et se dépêcha hors de la pièce, sa longue robe flottant derrière lui.
Un long silence s’installa.
— Rimeur, dit finalement Oberon, comme s’il se parlait à lui-même.
— Je suis là, puissant Oberon.
L’homme contempla pensivement la console.
— Si vous persistez dans cette humeur sarcastique, vous n’aurez pas de quirinal.
— Je vous rappelle que vous m’avez promis dix milligrammes supplémentaires pour mon poème épique sur la Terreur… et que je les attends toujours.
— Parfois, dit Oberon, vous créez l’illusion fantastique d’être humain, d’exister réellement.
— N’en soyez pas trop désolé, Oberon. Je n’existe pas réellement, sauf en ce qui me concerne. Pour moi, c’est vrai, je suis presque humain. J’en ai la preuve, mais je crains quelle ne vous convainque pas.
— La preuve ?
— Oui. J’aime votre fille. Amo, ergo sum.
Oberon fronça les sourcils.
— Vous savez bien que je ne comprends rien aux langues anciennes. Mais cela n’a pas d’importance. Il semble que tout le monde soit amoureux d’Amatar. Cela ne prouve rien. Pour moi, vous restez un ordinateur.
— Et vous, Oberon, qu’êtes-vous ? Existez-vous ? Je ne peux ni vous voir, ni vous toucher, ni vous sentir, ni vous goûter. Je peux vous entendre, mais cela pourrait simplement prouver que vous n’êtes qu’un son. Beaucoup d’objets inanimés peuvent produire des sons. Mais cela n’est que bavardage… Alors, mon quirinal ?
— Comment se peut-il qu’un ordinateur soit drogué ? murmura Oberon.
— Ce ne fut pas de mon propre gré. (La voix était maintenant basse et triste.) Vous le savez bien, cette drogue qui m’asservit est nécessaire à mon métabolisme neural. Je vous rappelle qu’aujourd’hui est le dix-huitième anniversaire du jour où vous avez promis de me libérer de mon esclavage. Le dernier bouton sur la droite, Oberon. Une petite rotation du poignet, et tout sera enfin terminé.
— Vous savez bien que c’est impossible, Rimeur. D’abord, d’un point de vue égoïste. Vous êtes comme une partie de mon esprit. J’aime vous parler. Il nous arrive d’avoir des conversations. Vous constituez une des fondations de la culture des Delfieri. En second lieu, je pense que vous ne désirez pas vraiment être « libéré ». Si vous existez réellement, comme vous semblez le penser, comment pourriez-vous préférer la mort à la vie ? Ce serait impensable. Non, je crois que vous cherchez à me placer dans une situation gênante en me rappelant notre pacte – en espérant provoquer en moi un sentiment de culpabilité, et obtenir ainsi une plus forte dose de quirinal. Eh bien, ami Rimeur, vous devrez abandonner cet espoir. Je n’éprouve aucun sentiment de culpabilité à votre égard.
— Cela prouve simplement que dans les abîmes de votre personnalité vous avez su trouver les ressources psychiques pour vous désintéresser de mon malheur.
Le Maître sembla ne pas entendre cette phrase. Il parla, l’air perdu dans un rêve lointain.
— J’ai été humain, à l’époque de ma jeunesse. Maintenant c’est à vous, Rimeur, que je – comment dire ? – délègue presque toutes mes réactions humaines. Je ne peux plus me permettre d’être un homme. Je n’ai pas le droit d’éprouver ces sentiments que sont l’amour… la haine… la tendresse.
— Je suis heureux que vous en parliez, marmonna la console. Si je suis à la fois votre bouffon, votre troubadour, votre poète, et le médecin de votre âme, je crois que je mérite quatre salaires. Quarante milligrammes me conviendront parfaitement.
Oberon l’ignora.
— Chaque journée n’est qu’une suite ininterrompue de petites choses, usantes et exténuantes. Des allées et venues de raseurs, obséquieux, ou de porteurs de mauvaises nouvelles. Pour rester vivant, je fais tuer, mais chaque mort en réclame d’autres. La mort se nourrit d’elle-même, et il n’y a plus de fin. Par le krith que je n’ai pas tué, peut-être aurais-je dû mourir cette nuit-là, dans l’Aire ! (Il contempla la console d’un air maussade.) Croyez-vous, Rimeur, que cela me plaît d’envoyer ce jeune homme à la mort ?
— Et vous, le croyez-vous ? demanda la voix, soudain curieuse.
— Je crois que je suis ému, murmura Oberon en remuant sur son siège. Débarrassez-m’en.
— Une petite émotion n’a jamais fait de mal à personne, grogna Rimeur. Surtout le genre de celle que vous éprouvez en ce moment. Si vous ne vous haïssiez pas de temps en temps, vous ne pourriez pas vous supporter.
— Vous savez très bien que je ne supporte pas ces réactions glandulaires larmoyantes. Donnez-moi un antidote. Des pensées belles et tristes qui me justifient. Rimeur, purifiez-moi !
La voix se fit malicieuse.
— Les Aléens estiment que ce sont les émotions qui vous distinguent, vous, les hominiens, des espèces inférieures.
— Si vous m’obligez à prendre une capsule anti-émotive vous n’aurez pas de quirinal pendant trois jours, menaça Oberon.
— Ah, bon. Alors nous disons quinze milligrammes ?
— Quinze, d’accord.
— Laissez-moi réfléchir un moment.
Oberon attendit.
— J’y suis. C’est un poème nostalgique porteur d’une émotion contraire. Il vous calmera pour quelques heures.
Chaque soir, quand je me couche,
Je me tire trois balles dans la tête.
Une pour laver le déshonneur,
Une pour regretter de vivre,
Une pour me consoler de la mort.
Que désormais la paix berce mes rêves.
Quand enfin viendra l’heure de l’oubli,
La vérité et la justice n’auront de trêves.
Seules régneront la sagesse et la nuit.
Sur le visage de l’homme, la cicatrice sembla pâlir et s’effacer momentanément. Il se leva et s’approcha de la console. Il régla une aiguille sur la graduation « quinze » et pressa un bouton.
— Je vous remercie. C’était très beau. Je n’ai pas tout compris, mais votre poème incite à la méditation, et la méditation apporte le sommeil. Bonne nuit, Rimeur.
— Bonne nuit, Oberon.
A la troisième heure du matin, quand le monde était encore plongé dans l’obscurité, Amatar se réveilla brusquement. Son sommeil avait été agité. Elle s’éveilla tout à fait et s’assit bien droite sur son lit, l’oreille aux aguets.
Excepté la lointaine et sourde rumeur de l’immense cité, la nuit était silencieuse.
Amatar alluma sa lampe de chevet, enfila furtivement sa robe de chambre et ses pantoufles, et se dirigea vers la porte. L’écran visionneur lui apprit que le couloir était désert. Elle appuya sur les touches adéquates pour débrancher le champ protecteur qui enveloppait ses appartement, après quoi elle fit coulisser la porte et se glissa dans le corridor. Là, elle marqua un temps pour écouter à nouveau. Il lui était interdit de se trouver là sans escorte. Elle le savait, son père l’avait strictement interdit.
Cette fois-ci, elle crut entendre quelque chose. C’était un bruit sourd et très faible, saccadé, incontrôlable, convulsif, presque insoutenable… des sanglots. Elle savait d’où ils venaient. Tout à coup ils furent couverts par le martèlement rythmé d’une petite troupe en marche. Une ronde arrivait.
Elle se baissa très vite, enleva ses pantoufles et se mit à courir. Arrivée au Salon de Musique, elle se faufila à l’intérieur et ferma la porte derrière elle. Quelques secondes plus tard, la patrouille passait.
Elle se retourna. La pièce était vide. Amatar se dirigea vers la grande console. Sa gorge était nouée. Elle était secouée de tremblements et pouvait à peine parler. Elle ne reconnut pas sa voix, rauque, gutturale.
— Omere ! dit-elle. Jim ne craint rien ! Je lui ai donné Raq. Tout devrait bien se passer. Je ne pouvais pas faire plus, ni le prévenir ; mon père vous aurait instantanément détruits tous les deux.
Elle savait que Rimeur l’entendait, mais les sanglots métalliques et inhumains continuaient. Ils exprimaient un sentiment au delà de toute consolation, au delà de toute peine. Les larmes lui vinrent aux yeux. Elle les essuya du dos de sa main et s’assit au pied de la console, la joue appuyée contre les motifs décoratifs abstraits qui ornaient la face. Par un effort de volonté, elle arriva à contrôler ses cordes vocales, puis elle entonna à mi-voix une berceuse douce et romantique. Après cela, elle fredonna une ballade, puis un air venu des anciens folklores. Elle chanta ainsi pendant des heures et des heures, interminablement.
L’aurore commençait faiblement à filtrer dans la pièce quand elle s’arrêta. Elle se leva. Elle était éreintée et tous les muscles de son corps étaient douloureux. Mais les sanglots s’étaient tus ; la pièce était silencieuse. Elle remarqua à peine qu’elle tenait toujours ses pantoufles à la main.
Sanglé par les bandes élastiques de sa couchette, à bord du Xerol, Andrek se forçait à dormir. Mais c’était inutile. Le sommeil le fuyait. Chaque seconde depuis l’embarquement avait vu croître en lui le sentiment d’un malheur imminent. Le vaisseau s’était refermé sur lui comme un poing d’acier ; il pouvait se serrer et l’écraser à n’importe quel moment. Sa pensée bondissait dans toutes les directions, lui interdisant le sommeil. Il croisa les mains sous sa tête et contempla d’un air maussade la lampe au-dessus de sa couchette. De là, ses yeux suivirent paresseusement une ligne de soudure dans le plafond. Il avait vu d’autres fissures pareillement colmatées dans plusieurs endroits du vaisseau. De toute évidence, le Xerol avait essuyé des attaques de toutes sortes durant sa longue carrière, et il avait dû être réparé et reconstruit plusieurs fois.
A présent, James était certain qu’il avait été envoyé à la mort. Les soi-disant missions officielle et officieuse que lui avait confiées Oberon étaient évidemment des subterfuges destinés à le faire grimper à bord du Xerol, afin de l’éloigner des personnes susceptibles de l’aider ou de poser des questions. Le voyage jusqu’à l’Aire durerait trois jours. Durant ce laps de temps, il serait assassiné sur ordres d’Oberon.
Trois jours. Quand cela se passerait-il ? Comment ? Et par qui ? En y réfléchissant, il se rendait compte à quel point ce serait simple. N’importe qui à bord, du capitaine au garçon de cabine, pouvait s’approcher de lui, dégainer un biem, et le tuer. Ils savaient qu’il ne possédait aucune arme ou moyen de défense. Même la porte verrouillée de sa cabine ne constituait pas une protection. Il suffisait d’un double de clé pour l’ouvrir. Il baissa vivement les yeux vers la porte, s’attendant presque à voir le battant s’ouvrir. Il lui fallait se ressaisir. Il devait exister un moyen de s’en sortir, et il le découvrirait.
Pourquoi Oberon voulait-il sa mort ?
Parce qu’il aimait Amatar ? Mais si le Maître avait désiré mettre fin à leur histoire d’amour, il lui aurait suffit de le nommer pour quelques années à un poste éloigné dans une autre galaxie, loin de Goris-Kard.
Non, c’était plus grave que cela. C’était presque comme si le Maître le considérait comme une menace personnelle. Pourtant c’était ridicule. Comment un petit avocat comme lui, même appartenant aux services de la Maison Haute, pouvait-il nuire à la puissante dynastie des Delfieri ?
C’était une pensée insensée, mais il n’arrivait pas à la chasser de son esprit. Et si, par quelque hasard, il constituait une menace personnelle contre Oberon, c’était bien involontairement, absolument pas de son propre chef ou de son gré. Si cette éventualité était la bonne, il n’était qu’un pantin jeté tout seul, sans protection, dans un drame qui lui était complètement étranger et dont il ignorait les tenants et les aboutissants.
Mais était-il seul ? Il y avait, bien sûr, le pèlerin ritornellien dont l’intervention avait été la bienvenue dans le bureau de Huntyr. Mais où pouvait-il se trouver en ce moment ? A bord du Xerol ? Cela semblait bien improbable. Maintenant que les services de sécurité d’Oberon connaissaient l’épisode et le rôle de l’étrange moine, il était évident qu’il n’avait pu embarquer. Ou bien, on l’avait autorisé à monter à bord, après quoi il avait été fait prisonnier. Ou tué.
Andrek frissonna. Il se pouvait qu’en ce moment même l’occupant de la cabine voisine fût un cadavre.
Il défit les sangles et se redressa pour s’asseoir. Il avait oublié l’absence de pesanteur. Aussitôt, il perdit contact avec la rambarde bordant sa couchette, et se retrouva flottant au milieu de la cabine, au-dessus de la table et des chaises. Il regarda sous lui. Sa mallette se trouvait sur la table. Encore d’autres problèmes en prévision ! Raq, l’araignée, avait certainement faim. Et lui aussi, d’ailleurs. Que faire ? Il avait promis à Amatar de nourrir la hideuse petite créature. D’un autre côté, il n’avait pas réussi à surmonter la peur qu’elle lui inspirait. Il saisit l’opportunité de repousser encore la déplaisante corvée. Raq devrait attendre ; d’ailleurs il se sentait incapable de l’affronter l’estomac vide.
Il toucha le plafond du bout des doigts et dériva vers la porte à côté de laquelle se trouvaient ses semelles magnétiques. Il les ajusta à ses chaussures, ouvrit doucement le battant et jeta un coup d’œil dehors. La coursive était vide. Il ferma la porte à clé derrière lui et se dirigea vers le mess. Au moins, à table, il serait relativement à l’abri. On ne pouvait tout de même pas le tuer pendant qu’il avalerait tranquillement son repas arrosé d’un peu de vin ; peut-être même en pleine conversation sur les moteurs et aménagements du Xerol avec un officier assis en face de lui !
Ce serait parfaitement inconvenant, pensa-t-il, en grimaçant un sourire.
En y réfléchissant plus longuement la situation lui apparut nettement moins drôle. Les individus qui avaient été chargés de le tuer ne s’embarrasseraient certainement pas de manières ou de problèmes d’étiquette.
L’entrée se trouvait au bout de la coursive. Il pouvait sentir les odeurs de cuisine, et entendre le murmure indistinct des voix au milieu des bruits de vaisselle et des cliquetis des couverts. Il réalisa soudain à quel point il était affamé. Il saliva et pressa le pas. Pendant un instant, il oublia presque la tension qui l’habitait.
Mais au moment de franchir le seuil du mess, il eut la prémonition d’un danger.
Trois hommes étaient assis à la première table. Avant même d’avoir vu leurs visages, il sut qui ils étaient – qui ils devaient être. C’était la répétition exacte de la scène qui avait eu lieu dans la salle à manger sur la lune de la Terreur : la même position de la table, la bouteille de vin, la chaise vide qui l’attendait.
Vang lui sourit froidement et lui désigna le siège inoccupé.
Huntyr se retourna. La pièce dorée qui recouvrait son œil mort réfléchit des rayons de lumière et sembla étinceler d’un éclat sardonique. Hasard contempla l’avocat d’un air maussade.
— Par la volonté d’Alea, Don Andrek ! Quelle chance ! s’exclama joyeusement Huntyr. Voulez-vous vous joindre à nous ?
Andrek crut que les battements désordonnés de son cœur devaient résonner dans toute la pièce. En une fraction de seconde, il acquit la certitude que ce qu’il craignait était vrai. S’il avait jamais eu quelques doutes en ce qui concernait le sort qui lui était réservé, maintenant, il était fixé. Il allait être assassiné dans le vaisseau, pendant le voyage jusqu’à l’Aire. Il ne s’était pas jeté dans le piège, on l’avait placé dedans. Le nœud se resserrait autour de lui.
La présence de Vang constituait une surprise. Ou bien Oberon ne faisait pas entièrement confiance à Huntyr pour accomplir son forfait, ou bien Vang jouait un rôle particulier dans la machination. Peut-être était-il à la fois le superviseur et le spécialiste.
Dans les deux cas, sa présence indiquait qu’Oberon n’avait pas ordonné un meurtre conventionnel, mais que quelque chose de terrible et d’épouvantable se préparait. Mais si le moine était un spécialiste, quelle était sa spécialité ? Andrek eut le pressentiment qu’il le découvrirait bientôt, plus tôt qu’il ne le désirait, et que ce ne serait pas une découverte très plaisante. En attendant, il n’avait pas l’intention de se laisser faire, même si pour cela il devait dévoiler des faces troubles et cachées de sa personnalité profonde. L’homme qui survivrait, s’il en sortait vivant, n’aurait plus grand-chose de commun avec l’ancien Andrek, Don et avocat. Tant pis ; il voulait vivre.
Et maintenant, en l’espace de quelques secondes, il lui fallait analyser correctement la situation. Quel était leur plan d’attaque ? Comment avaient-ils l’intention de le tuer ? Il devait établir un plan de défense, préparer ses armes. Mais quel plan, quelles armes ? C’était presque comique.
Il avait Raq. Dans de bonnes conditions, contre le bon adversaire, Raq pouvait certainement constituer un élément de surprise. Oui. Mais sûrement pas contre Vang. Ni contre Huntyr. Le borgne était prudent, expérimenté. Par contre, son acolyte, Hasard, ne semblait pas briller particulièrement par l’intelligence. Il était le protagoniste parfait. Il lui fallait donc attirer Hasard dans sa cabine où se trouvait Raq. Mais il restait Huntyr et Vang. Ils ne devaient pas intervenir pendant qu’il s’occupait de Hasard. Mais comment les tenir à l’écart ? La réponse lui vint aussitôt. En en même temps le plan entier lui apparut, scintillant, infaillible, parfait. Pour sauver sa vie, un homme pouvait trouver en lui en un instant vital des ressources intellectuelles et imaginatives, jusque-là insoupçonnées.
Son dossier était complet, parfaitement au point ; il était temps de s’adresser à la cour.
Il répondit à l’invitation, tout aussi joyeusement et amicalement.
— « Puisse l’Anneau de Ritornel vous englober tous ! » (Il prit la chaise offerte par Huntyr, et ménagea un court silence avant de passer à l’attaque.) Ne vous êtes-vous pas senti quelque peu insulté ? demanda-t-il à Huntyr.
— Insulté ? répéta le borgne, sa fourchette levée.
— Oui. D’avoir été chargé d’assassiner quelqu’un sans défense.
Le visage cicatrisé ne bougea pas, mais le sourire disparut subitement.
— Parler ainsi est mal parler, Votre Honneur.
Andrek se tourna vers Vang.
— Et vous, avez-vous déjà tué un homme ? demanda-t-il presque aimablement.
Le moine ouvrit la bouche et lança un regard interrogateur vers Huntyr. Il revint sur Andrek, mais ne répondit pas.
Andrek rit.
— Je ne le crois pas. Ce n’est pas votre genre, n’est-ce pas ? Le mien non plus. Mais votre compagnon, lui, a déjà tué. Plusieurs fois. Comme vous le savez il a été chargé de me tuer, moi. Et je suis ici, désarmé, sans possibilité de fuite. En fait, je ne sais même pas par quel bout on doit tenir un biem. Ce sera aussi facile que de pêcher un poisson dans un bocal. Hasard, qui est là, pourrait très bien s’en charger, mais vous êtes ici pour vous assurer que Huntyr ne manque pas à sa tâche. Et à votre retour sur Goris-Kard, vous pourrez proclamer à voix haute comment l’héroïque Huntyr est venu à bout d’un malheureux Don sans défense. (Ses lèvres se retroussèrent.) Huntyr ! Quelle admiration – quelles acclamations – vous attendent à votre retour !
Huntyr prit un air buté.
— Vous parlez trop, Don Andrek. Vous savez aussi faire parler les gens plus qu’ils ne devraient. Mais je sais beaucoup de choses sur vous. Et je ne dirai rien.
Andrek sourit légèrement.
— Je n’en doute pas, mon perfide ami. Vous avez bien raison de vous taire. Il y aura bien assez de bavardages comme cela.
Huntyr essuya sèchement sa bouche avec la serviette.
— Et en plus, vous vous trompez complètement.
Il avait à peine terminé sa phrase que le moine lui jeta un regard d’avertissement.
Andrek avait deviné juste. Entre Huntyr et Vang les relations n’étaient pas parfaites. Chacun voulait diriger et refusait les ordres de l’autre. La situation se clarifiait petit à petit. S’il maintenait son avantage, Huntyr et Hasard quitteraient le mess d’ici quelques minutes. Il se pouvait même qu’à son insu Vang lui vienne en aide.
— Attention, Huntyr, murmura Andrek. Vous jouez, bien sûr, vos honoraires, mais aussi votre avenir professionnel. Votre ami aléen pense qu’il serait préférable que vous obéissiez à ses ordres, quitte à vous ridiculiser. En fait, je crois qu’il voudrait que vous la fermiez pour de bon. Pensez-y et passez-moi le sel, je vous prie. (Il attendit un instant.) Le sel, frère Vang.
Le moine empoigna la salière et la jeta hargneusement vers Andrek. Celui-ci l’attrapa souplement au vol et lui retourna un large sourie.
— Moi-même, j’ai plusieurs assistants sous mes ordres, dit-il. (Il s’adressait à Vang, mais il savait que Huntyr l’écoutait et qu’en lui la colère grondait.) C’est moi qui les ai choisis et formés. Je leur fais entièrement confiance. En fait, je suis assez fier d’eux. Vous savez comme moi qu’un homme occupant un certain poste est souvent jugé sur la valeur de son équipe. Bien sûr, si Huntyr pense qu’il est incapable de sélectionner et de former correctement ses assistants, il a parfaitement raison d’exécuter la besogne lui-même. (Il considéra Hasard, puis Huntyr.) Votre viande n’est pas bonne ? demanda-t-il au borgne.
Huntyr jeta violemment sa serviette. Son œil flamboyant se posa d’abord sur l’avocat puis sur le moine. Finalement, il ordonna à Hasard de se lever d’un énergique coup de menton, et tous deux sortirent de la pièce aussi dignement que le leur permettaient leurs semelles magnétiques.
Andrek hocha tristement la tête.
— Aucun sens de l’humour. Ce n’est pas bon signe. Ne le prenez pas mal, mon ami, mais je pense que vous auriez pu mieux choisir.
Il considéra pensivement le moine pendant un long moment. Il fallait que Vang reste encore quelques minutes dans le mess. Cette première partie du programme ne serait pas trop difficile. Ensuite, il devrait proposer à l’Aléen une assez forte somme d’argent ; et cela requerrait de la finesse.
— Détendez-vous un instant, Ajian, murmura-t-il. Même en hyper-propulsion, notre voyage durera trois jours. Vous savez, même pour un ancien camarade de classe comme moi, vous ne me facilitez pas les choses.
Vang, qui allait repousser sa chaise pour se lever, hésita et fixa froidement l’avocat.
— Que voulez-vous ?
— Puis-je voir votre dé ? demanda Andrek.
L’Aléen fit un geste instinctif vers son cou. Il s’arrêta soupçonneusement.
— Pourquoi ?
Andrek eut une mimique exprimant un profond étonnement.
— En quoi le fait que je voie votre dé peut-il vous inquiéter ? Quel avantage pourrais-je en tirer ? Se peut-il que vous ayez peur de moi ?
Vang hésita encore, puis haussa les épaules et sortit le dé de sous l’encolure de sa robe.
— Après tout, quelle importance ?
Il le montra à Andrek, mais sans le lâcher, ni le défaire de sa chaîne.
Il avait deviné juste. C’était bien toujours le même vieux dodécaèdre de pyrite ; celui que Vang avait acheté bien des années plus tôt, quand ils étaient encore à l’Académie. Un de ces innombrables bibelots sans valeur que les Aléens fabriquaient à des millions d’exemplaires et qu’ils vendaient dans leurs boutiques. Il témoignait ouvertement de la situation économique de celui qui le portait. Vang était pauvre, et rêvait de devenir riche. Cette donnée ne pouvait que faciliter la seconde partie du plan. Il glissa la main dans la poche intérieure de sa veste et sortit le billet de remboursement qu’Huntyr lui avait donné le matin même. Il le posa, la face contre la table, et écrivit au dos. « Je l’endosse au porteur. Il vaut dix mille gamma pour n’importe qui le présentera à une banque. Et je vous le joue contre votre dé. »
Vang le fixa, les yeux exorbités. Son regard ne put s’empêcher de glisser sur le chèque.
— Vous semblez très sûr de vous, dit-il, d’une voix faussement calme. Quel genre de pari ?
— Une sorte d’épreuve de force, répondit tranquillement Andrek. Je choisis Ritornel et vous Alea, bien entendu. Je vous propose de faire ici même la démonstration que Ritornel règne sur Alea.
C’était une hérésie pure qu’il venait de prononcer là, et il sourit intérieurement tout en épiant les réactions du moine. Celui-ci, au fur et à mesure de sa rage montante, virait du blanc au rouge et enfin à l’écarlate.
Andrek continua d’un ton égal.
— Notre cycle vital est-il prédestiné, sans aucune intervention des lois du hasard ? Ou bien l’éternel retour, l’Omega, l’Anneau, n’est-il ni plus ni moins que la conséquence statistique de la chance ? Je vous parie qu’il est possible de répondre à cette interrogation – en faveur de Ritornel – grâce à une expérimentation très simple. Si j’ai tort, le chèque de dix mille gamma est à vous, sinon, je prends votre dé.
— Quelle expérimentation ? demanda Vang d’une voix rauque.
— Vous allez voir, c’est très simple. Il nous faut très peu de choses : le dos du chèque, votre dé et mon stylo. Nous lancerons le dé à tour de rôle. Chaque nombre qui apparaîtra sera symbolisé par un vecteur d’une longueur constante – l’arête du dé – que je tracerai sur le papier à partir d’un point quelconque de départ. Le nombre que désignera le hasard servira à définir la direction du vecteur en nous basant sur la direction d’une aiguille d’horloge indiquant le même nombre. Ainsi, par exemple, si le dé indique un « 6 », je trace une ligne de trois centimètres de long, l’arête du dé, parallèle à la direction d’une aiguille marquant 6 heures. Puis, je marque d’une croix l’extrémité de ce segment. On relance le dé. Disons que ce soit cette fois un « 9 ». A partir de la croix, je tire une autre ligne, mesurant toujours trois centimètres, mais dans la direction d’une aiguille marquant 9 heures. Le bout de ce trait constitue alors un nouveau point de départ. Et ainsi de suite. Nous lancerons un total de douze coups, en ajoutant à chaque fois le nouveau vecteur à l’extrémité du précédent.
— Comment cela peut-il prouver quoi que ce soit ? grinça soupçonneusement le moine.
— Si Ritornel tient Alea sous sa domination, la ligne brisée reviendra à son point de départ ; si, par contre, elle zigzague dans tous les sens, sans revenir au point de départ, alors nous saurons que la destinée n’est pas une boucle préordonnée, mais uniquement une affaire de chance pure. Alors, nous aurons établi qu’Alea règne sur Ritornel.
Il attendit que sa proposition fasse son chemin dans l’esprit de son ancien condisciple.
Le problème pouvait se résoudre par des formules de mécanique ondulatoire, grâce auxquelles on pouvait déterminer le parcours d’une molécule donnée dans un fluide quelconque. Il était aussi connu sous le nom de « la promenade de l’ivrogne » : si un ivrogne part d’un lampadaire et fait douze pas, chacun dans une direction différente du précédent, à quelle distance se trouvera-t-il du lampadaire ? Il ne sera pas à douze pas du lampadaire et ne reviendra pas non plus buter dessus ! D’après les lois statistiques la distance entre lui et le lampadaire sera équivalente à la racine carrée de toute la distance parcourue en douze pas. Et il en sera ainsi, pensa Andrek, dans l’expérimentation qu’il proposait à Vang. La ligne se promènerait un peu partout sur le verso du chèque et le point terminal se trouverait théoriquement à une distance équivalente à la racine carrée de la somme des douze vecteurs (soit la longueur de deux arêtes de dé) du point de départ. Grâce à quoi, il était certain de perdre. C’était un simple exercice de mathématiques, et la religion n’avait rien à voir là-dedans.
Apparemment, Vang en était arrivé aux mêmes conclusions. Andrek lui laissa le temps de revérifier ses calculs. Il devait déjà s’approprier mentalement les dix mille gamma.
— J’accepte, dit finalement le moine. Ce n’est pas pour l’argent mais par obéissance à Alea, afin que le sacrilège soit puni et que soit dévoilée l’imposture de Ritornel.
Andrek se retint difficilement de sourire.
— Il n’est pas dans mes intentions d’offenser la déesse. Si vous le voulez, nous pouvons ne rien parier.
— Non ! refusa Vang. Alea a déjà pardonné votre arrogance. J’accepte le pari. (Il posa le dé sur la table, et ses yeux scintillants et calculateurs se posèrent sur l’avocat comme pour une dernière interrogation.) Buvons à notre pari, dit-il. (Il tira deux capsules de vin du réservoir de leur table et en tendit une à Andrek :) A Alea !
— A Ritornel ! lança James.
Mais il attendit que l’autre ait bu une ou deux gorgées avant de porter la capsule à ses lèvres. Ces Aléens étaient de redoutables empoisonneurs, et il eût été stupide de sa part de prendre le moindre risque.
— Je dois enlever l’agrafe du dé, expliqua Andrek, pour que le « 2 » puisse apparaître.
Vang approuva de la tête.
Quand il eut terminé, Andrek lança le dé. Le dodécaèdre roula bruyamment sur le plateau d’acier de la table et s’immobilisa. Le ferromagnétisme naturel de la pyrite empêchait le dé de s’envoler et le maintenait collé sur la surface métallique.
Vang cracha.
— Un « 1 » : le signe de Ritornel. Faites votre trait.
Andrek inclina le dé à l’heure et suivit l’arête avec son stylo, de façon à obtenir le premier vecteur. Puis il passa le dé à Vang.
— A vous.
Celui-ci le prit. Il fut parcouru d’un frisson quand il vit le « 2 » qu’il venait de sortir.
— Désastre dans l’Aire ! s’exclama gaiement James. (Il traça le deuxième vecteur et lança.) Un « 3 ».
L’Aléen se détendit. La ligne s’éloignait du point de départ.
Les nombres suivant furent le 4, le 5 et le 6. Andrek regarda avec curiosité la figure qui s’élaborait au fur et à mesure : c’était une moitié de dodécagone géométriquement parfait.
— Aléa semble se trouver de votre côté, frère Vang, dit-il. Nous sommes déjà à plusieurs arêtes de dé du point de départ.
Vang ne prit pas la peine de sourire. Ses yeux luisaient étrangement.
— Faites rouler !
Andrek fit un « 7 », puis Vang un « 8 », et Andrek un « 9 ».
Ils examinèrent à nouveau le dessin qui prenait forme. C’était de toute évidence un dodécagone dont il manquait un quart. La ligne revenait vers le point de départ !
Andrek sentit les gouttes de transpiration couler sur son front. C’était statistiquement impossible !
Il réalisa soudain que Vang n’allait peut-être pas gagner le chèque. Et pourtant, il faut que je perde, s’affola James. Sa vie pouvait en dépendre. Quelle était la probabilité pour tirer à la suite une telle série de nombres ? Une sur douze à la puissance neuf ! Ritornel existait-il vraiment ? Pouvait-on le concevoir ?
Il jeta un coup d’œil sur le moine. Son visage était tendu et livide. Lui aussi était atterré. Était-ce seulement à cause de l’argent ? Andrek était incapable de le dire.
La main de Vang tremblait quand il prit le dé. Il le lança en fermant les yeux. Un ’10’. Andrek, après, fit un ’11’. Il traça deux nouveaux vecteurs et contempla la figure géométrique comme s’il ne pouvait croire ses yeux.
A un côté près, le dodécagone était complet.
L’horreur peinte sur le visage, Vang fixait la feuille blanche sur la table.
— L’anneau de Ritornel !… souffla-t-il. Je… nous… nous avons désacralisé Alea ! (Il tourna un regard dément vers l’avocat.) Daimon, vous allez payer pour ça !
Il avait dit « payer ». Il restait donc un moyen.
— Croyez-vous que dix mille gamma apaiseraient la déesse ? demanda-t-il humblement. Après tout, nous n’avons rien fait de vraiment mal. Nous avons arrêté avant que l’Anneau ne soit bouclé. De plus, personne ne sait ce qu’aurait donné le dernier coup de dé. Cela aurait très bien pu ne pas être un ’12’.
Le moine hésita, mais finit par accepter le billet.
— Peut-être, murmura-t-il. Dans mes prières, j’implorerai la déesse pour qu’elle vous pardonne. (Mais quelque chose le troublait encore. Il dévisagea longuement Andrek.) Vous n’avez rien prouvé et tout perdu. Pourtant vous ne semblez pas désolé, au contraire. Que cherchiez-vous vraiment, James Andrek ? Qu’espériez-vous gagner par cette démonstration sacrilège ?
— Du temps, répondit l’avocat.
— Du temps ? Pour quoi faire ?
— Pour… que certains événements arrivent.
— Je ne comprends pas.
— Parce que vous ne posez pas les bonnes questions. La première d’entre elles est : où se trouve Huntyr ?
— Très bien, où se trouve Huntyr ?
— A l’heure actuelle, Huntyr est dans sa chambre.
Cette réponse sembla soulager Vang. Mais James n’avait pas l’intention de le laisser souffler.
— La deuxième, bien sûr, concerne Hasard.
— Hasard ? répéta bêtement le moine.
— Oui. Où est-il, lui ?
— Avec Huntyr.
Andrek sourit.
— Je crains, mon pieux ami, que vous n’ayiez pas accordé toute l’attention nécessaire aux développements de ces derniers instants. Hasard n’est pas avec Huntyr.
L’Aléen haussa les épaules.
— Bien que cela n’ait aucune importance, où pensez-vous qu’il soit ?
— Dans ma cabine.
Vang tressaillit. Ce qu’Andrek remarqua avec satisfaction.
— Comment pouvez-vous en être sûr ? demanda le moine.
— Je le sais. Huntyr a pris sur lui de confier mon assassinat à Hasard. C’est pourquoi c’est Hasard, et non Huntyr, qui m’attend dans ma cabine.
— Pourquoi me dites-vous cela ? (L’Aléen interrogea Andrek du regard.)
James se détendit quelque peu. La première partie de son plan était terminée.
— D’abord, pour gagner du temps. Je préfère de loin un adversaire comme Hasard plutôt que Huntyr. Et si vous aviez soupçonné ce changement dans le programme vous seriez intervenu pour remettre Huntyr au pas. Seulement maintenant, c’est trop tard. Vous ne pouvez plus rien changer. Vous pouvez donc partir, si vous le désirez.
Le moine se leva, le visage empourpré. Andrek se retint de rire en le voyant partir. Chanter victoire était encore un peu prématuré. Il recula son siège et balaya le mess du regard. Il n’y avait plus personne. Il était seul. Et alors ! Quelle différence qu’il soit seul ou non ? Il n’allait pas demander protection aux officiers ou à un membre de l’équipage. C’était un vaisseau officiel. Le capitaine avait certainement dû recevoir des ordres de la Maison Haute pour ne pas intervenir, si ce n’était pour prêter main-forte à Huntyr si cela était nécessaire.
Il ne pouvait compter que sur lui. Il était tout seul. C’était à lui de se défendre.
Il se dressa calmement et sortit de la pièce.
Tout en suivant la coursive, il récapitula mentalement la situation. Avoir donné le chèque à Vang serait certainement utile, mais pas tout de suite. L’immédiat se situait dans sa cabine, là où, il l’espérait et le craignait à la fois, deux protagonistes du drame devaient attendre impatiemment son retour. Tous les deux, dans l’esprit de l’avocat, possédaient en commun un même potentiel mortel. L’un était une mallette diplomatique avec une araignée affamée à l’intérieur, et l’autre était Hasard avec son biem. Il était temps de lever le rideau pour que commence la représentation.